Samedi 13 mars

Chers spectateurs,

Le 13 mars dernier, les lieux de culture, comme toute l’activité du pays ont été mises à l’arrêt entrainant une grande stupéfaction dans tous les secteurs.
La peur de la pandémie s’installait dans nos têtes et dans nos vies. Tous à la maison, nous étions devenus sans trop savoir comment, un assassin potentiel ou une victime ou même les deux ! Une fois passée la sidération bien normale liée à cette situation sanitaire inédite, s’en sont suivis de multiples choix, qui sont des choix politiques, donc des choix de société.

Comment retrouver une vie nécessaire, en vivant avec ce satané virus ?

Comment redémarrer, sans mettre en danger la population, les plus fragiles ?

Comment être productifs et solidaires?

Les différents secteurs, plein de bonne volonté ont fait des propositions et ont travaillé main dans la main avec les autorités pour trouver des solutions et mettre au point des protocoles. Ainsi,  petit à petit les activités ont repris. Certes souvent avec quelques contraintes, mais elles ont redémarré, permis aux personnes, malgré les règles collectives comme le couvre-feu et les gestes barrières, de reprendre une vie sociale, retrouver malgré les difficultés un peu de lien.

Et notre secteur, de façon surprenante, lui aussi acteur économique important du pays, faut-il le rappeler (« Un euro investi dans la culture peut rapporter six fois plus » Françoise Nyssen…), s’est d’un coup retrouvé stigmatisé. Malgré nos propositions, malgré les études scientifiques partout en Europe qui ont démontré que nos lieux de culture n’étaient pas dangereux, malgré notre volonté de prudence, malgré le grand sens des responsabilités dont nous avons fait preuve depuis le début de cette crise, nous avons été contraints de rester fermés. Il n’est pas à revenir sur l’absurdité des grandes surfaces bondées, des transports ras la gueule, des lieux de cultes ouverts, et de nos lieux fermés. Il est juste évident et clair que la fermeture de nos salles de spectacle n’a pas de fondement sanitaire. Elle est un choix politique et de société. Nos mises à l’arrêt sont le choix de ceux pour qui nous avons majoritairement voté et à qui nous avons confié l’organisation collective. Il est le choix du système marchand démasqué qui ne sait comment avoir prise sur l’immatériel.

La culture est une ressource naturelle jaillissant de l’imaginaire des hommes et dont personne ne peut privatiser l’exploitation. La culture n’est pas un produit qu’on raffine et qu’on transforme en énergie sale, mais la culture sert à fabriquer un produit de première nécessité : le vivre ensemble ! Et si aujourd’hui notre société est branlante et inquiétante, c’est bien parce que plus aucun ciment ne vient nous faire tenir les uns avec les autres. Un monde sans culture est un monde privé d’avenir.

Notre créativité sans limite nous permet de tenir debout, de savoir, de comprendre, de faire progresser les idées. Tout le monde est créatif, chacun peut devenir un ambassadeur de la culture à chaque instant, la culture est notre moyen d’expression qui nous permet de forger notre résilience. Notre société est devenue un corps sans âme. Une fois de plus, nous ne comprenons pas notre stigmatisation. Nous ne comprenons pas pourquoi les politiques ne nous ont pas fait confiance. Est-ce parce qu’ils ne seraient pas cultivés? Est-ce parce qu’ils lisent plus de tweet que de livres ? Sommes-nous devenus des sujets d’un monde de Gafa et eux nos représentants ? Messieurs et mesdames les politiques, lisez des romans, du théâtre, de la poésie, allez au spectacle, au musée, au cinéma, et vos vies et vos décisions seront plus heureuses. Sommes-nous dangereux car nous incarnerions une certaines conscience du monde ? Est-il dangereux de vivre collectivement des émotions pour en parler, pour échanger, pour rire, pleurer et réfléchir ?

Nous avons tous voulu sauver et protéger notre système de santé et comprenez bien que la culture est le système de protection de la santé mentale et que nous allons mal. La culture regarde le monde dans les yeux, et on voudrait nous faire baisser le regard, alors disons-le avec conviction : nous serons toujours là, vaillants, debout, à créer des spectacles, à créer des théâtres, à créer de l’emploi, car nous avons une mission tout aussi spirituelle que pragmatique : permettre que nous nous retrouvions dans une salle de spectacle et qu’ensemble, nous puissions communier devant des artistes jouant leur peau chaque soir pour nous, pour que la vie nous soit plus supportable.

Chers partenaires politique souvenez-vous de cette citation de Malraux : « La culture ne s’hérite pas, elle se conquiert. », et enregistrez que nous sommes déterminés, et que nous nous sentons solidaires de la jeunesse qui occupe aujourd’hui les théâtres.

Terminons avec un poème de Boris Vian, publié dans le recueil « Je voudrais pas crever »

 

Ils cassent le monde

En petits morceaux

Ils cassent le monde

A coups de marteau

Mais ça m’est égal

Ça m’est bien égal

Il en reste assez pour moi

Il en reste assez

Il suffit que j’aime

Une plume bleue

Un chemin de sable

Un oiseau peureux

Il suffit que j’aime

Un brin d’herbe mince

Une goutte de rosée

Un grillon de bois

Ils peuvent casser le monde

En petits morceaux

Il en reste assez pour moi

Il en reste assez

J’aurais toujours un peu d’air

Un petit filet de vie

Dans l’oeil un peu de lumière

Et le vent dans les orties

Et même, et même

S’ils me mettent en prison

Il en reste assez pour moi

Il en reste assez

Il suffit que j’aime

Cette pierre corrodée

Ces crochets de fer

Où s’attarde un peu de sang

Je l’aime, je l’aime

La planche usée de mon lit

La paillasse et le châlit

La poussière de soleil

J’aime le judas qui s’ouvre

Les hommes qui sont entrés

Qui s’avancent, qui m’emmènent

Retrouver la vie du monde

Et retrouver la couleur

J’aime ces deux longs montants

Ce couteau triangulaire

Ces messieurs vêtus de noir

C’est ma fête et je suis fier

Je l’aime, je l’aime

Ce panier rempli de son

Où je vais poser ma tête

Oh, je l’aime pour de bon

Il suffit que j’aime

Un petit brin d’herbe bleue

Une goutte de rosée

Un amour d’oiseau peureux

Ils cassent le monde

Avec leurs marteaux pesants

Il en reste assez pour moi

Il en reste assez, mon cœur

 

Julien Poncet, et l’équipe du Théâtre Comédie Odéon